Croix, péché, rédemption
I. Les musulmans interrogent
- Comment le Dieu éternel peut-il souffrir et mourir sur une croix ? Comment Dieu peut-il abandonner un prophète aussi grand que Jésus entre les mains de ses ennemis ? Comment le Père peut-il livrer son Fils à la croix ? Tout cela est absolument blasphématoire.
- La mort dun innocent et dun juste ne peut effacer les péchés dun autre, ni les siens propres. Cest une injustice criante quun innocent doive mourir à la place dun coupable.
- Le pardon des péchés par Dieu nexige nullement un tel sacrifice. Dieu est tout-puissant et il pardonne à tous les hommes leurs péchés ; il leur suffit de se convertir, ou, tout simplement, de rester fidèle à leur foi musulmane. Dieu est bon, il nest pas un juge impitoyable.
- Pourquoi tous les hommes doivent-ils supporter les conséquences du péché d'Adam et être reconnus coupables sur base du péché d'Adam ? Comment un nouveau-né peut-il être un pécheur, alors qu'il n'est pas encore capable de commettre un péché ? Chaque personne individuelle n'est-elle pas responsable de ses actes ?
- La nature humaine n'est pas radicalement mauvaise. Pourquoi ce pessimisme chrétien ?
- Est-il vrai que les théologiens chrétiens contemporains rejettent l'idée que le peuple juif dans son ensemble a été rejeté par Dieu à cause de son implication dans la mort violente de Jésus ?
II. Le point de vue musulman
Généralités
Chacun est responsable de ses propres actes et sera personnellement récompensé ou puni sur cette base. L'idée que les enfants sont marqués par les péchés de leurs pères, ou que quelqu'un doit faire pénitence pour un autre, est absurde et absolument incompréhensible.
Le péché – à l'exception de l'abandon de la foi et « mettre quelque chose ou quelqu'un au rang de Dieu » (shirk) – n'est pas si grave que cela. Il consiste essentiellement à enfreindre des conventions morales et sociales (harâm), au pire, enfreindre un commandement donné par Dieu (sharîa). Il n'est pas une attaque contre Dieu lui-même. Dieu est trop grand et trop élevé pour pouvoir être blessé par les péchés de ses créatures. Dieu, dans sa toute puissance et sa bonté, pardonne avec une facilité souveraine et généreuse. On peut être un bon musulman, même si on nobserve pas toujours la loi ou tel aspect de la loi.
La croix est l'image même du scandale de lincarnation dans toute sa radicalité : un Dieu devenu homme, qui meurt comme un « maudit ». La croix du Christ est explicitement niée par le Coran et elle est rejetée avec colère. La croix a aussi causé des catastrophes dans l'histoire. Elle a servi de symbole à des entreprises qui peuvent à peine valoir comme témoignage de l'amour chrétien : dans les croisades, qui sont liées au mot « croix » dans les langues occidentales et arabes (salîb-al-hurûb al salîbiyya : les guerres sous l'étendard de la croix), dans le colonialisme avec son étroite connivence avec la politique de pouvoir et la religion chrétienne, dans la défense de l'occident chrétien, ainsi dans la lutte de la France contre la libération en Algérie. Encore aujourdhui les tensions entre le monde de lIslam et l'occident se manifestent toujours à nouveau dans les symboles du croissant et de la croix.
Les chrétiens confessent encore toujours de nos jours la signification salutaire de la croix. Dans les catéchismes et dans la littérature édifiante, on peut lire : « Le Christ a expié pour nous » … « En présence de la justice divine, il a satisfait pour nos péchés » … « A cause du péché dAdam et Eve, nous sommes tous devenus coupables… »
En détail
1. Lhomme et le péché
Le Coran raconte le péché d'Adam avec des mots et dans un contexte qui est très proche de celui de la Bible (Sourate 2,30-38 ; 7,19-27 ; 117-128). D'après l'ordre donné par Dieu, l'homme de devait pas manger de larbre de vie. Le péché dAdam et celui de son « épouse » (Eve nest pas nommée par son nom dans le Coran) consiste en ce qu'ils se sont opposés à lordre venu de Dieu. Mais il est important de retenir ceci : Adam se convertit et Dieu lui pardonne. Il peut ainsi ouvrir la voie à la série de prophètes sans péché.
Le péché d'Adam a des conséquences pour ses descendants. Ils restent exclus du paradis. Mais ils sont exposés aux tentations de Satan. Leur vie sociale est marquée par l'absence de paix. Dans d'autres versets, le Coran proteste violemment contre toute idée dune responsabilité collective: régulièrement cette expression est répétée : « Chaque être n'acquiert que ce qu'il porte en lui, et ne porte le portage de nul autre à porter. » (Q 6,164 ; 7,28 ; 17,15 ; 35,18 ; 39,7). Le fait que « nos pères » ont péché ne peut excuser nos propres fautes. Il est demandé à chacun de se savoir personnellement responsable. Le jugement dernier sera strictement personnel. Chacun devra rendre compte au dernier jour (Q 52,21 ; 53,38 ; 56,4-11 ; 82,19 ; et particulièrement 99,7-8 : « Qui aura fait le poids dune fourmi de bien le dévoilera. Qui aura fait le poids d'une fourmi de mal le dévoilera ».
Et cependant le Coran reconnaît que l'homme a par nature une tendance au mal. Quand il parle de lhomme en général (al-insân), il dit presque toujours de lui quil est « rebelle » (âsi), « ingrat ou incroyant » (kâfir), violent, impatient, disputeur et inconstant (Q 2,75 ; 3,72 ; 5,61 ;6,43 ;7,94-95 ;14,34 ;17,11.67.100 ; 18,54-55 ; 21,37 ;33,72 ;48,26). Il verse le sang et est source de malheur (Sourate 2,30), depuis la première effusion de sang, le meurtre dun des fils d'Adam par lautre (Sourate 5,2-32), jusqu'au sang versé des prophètes, tués par les enfants d'Israël (Sourate 2,61 ;3,21.112.181.183 ;4,155 ;5,70). Le Coran parle de « voici, tout être est poussé au mal » (Sourate 12, 53).
En outre, le Coran parle de la solidarité entre tous les hommes, aussi bien dans le péché que dans le bien. Les méchants produisent de l'athéisme, ceux qui sont perdus essayent de tromper les autres (Q 2,109 ; 3,69.98.110 ; 5,49) et ils se liguent contre Dieu (Q 5,78 ; 8,73 ; 21,54). Les croyants, par contre, pratiquent la solidarité et l'entraide en s'encourageant mutuellement à faire le bien (Q. 4,114 ; 9,71 ; 60,10).
Pour ce qui regarde l'intercession (shafâa), les théologiens musulmans disent, dans la sens du Coran, que chaque prophète intercédera pour son peuple (Q 24,62 ; cf. 3,159 ; 4,54 ; 8,33). Mahomet le fait tout particulièrement pour ses disciples, les musulmans, du moins toujours uniquement « avec la permission de Dieu », et lorsque le croyant a prié pour son intercession (Q 2,255 ; 1,03 ; 19,67). Dans les cercles suffites, on constate une tendance à augmenter le nombre d'intercesseurs (walî/auliyâ : saints, amis de Dieu ) en courant le risque dencourager la superstition et de subir les foudres des théologiens.
2. La croix
La mort de Jésus sur la croix est explicitement niée : « ils (les juifs) ne l'ont pas tué, ils ne lont pas crucifié, Cétait seulement quelquun d'autre qui leur apparut et qui lui ressemblait. » (Q 4,157 ; cp. 3,55). Quelle que soit la manière dont les interprètes du Coran expliquent ce « Il leur apparut » (shubbiha lahum), cela signifie : un remplaçant (le centurion romain, Simon de Cyrène ou Pierre) est intervenu pour Jésus et a été crucifié à sa place. Dans la tradition musulmane dans son entièreté cela ne fait aucun doute : Jésus na pas été crucifié, mais Dieu la pris sous sa protection hors d'atteinte de ses ennemis et la fait monter près de lui au ciel. Il viendra à nouveau à la fin des temps pour annoncer larrivée immédiate du dernier Jour.
Il est important que nous comprenions pourquoi le Coran et l'Islam en viennent à nier un événement qui est cependant un événement historique assuré. Bien plus que l'influence de courants docètes et gnostiques, cest la particularité même du monothéisme coranique qui conduit à cette conclusion. Dans le Coran, les histoires qui parlent de l'unique lignée des prophètes sont toutes composées dans la même forme : le prophète, qui est envoyé à son peuple, est rejeté par lui, sauf par un petit nombre ; les gens veulent le tuer, mais Dieu le sauve par un miracle. Car Dieu ne peut pas soumettre son envoyé à ses ennemis. L'histoire de Jésus suit précisément le même schéma. Par contre, le Coran réprimande à Médina les enfants d'Israël, les ancêtres des Juifs de Médina, parce qu'ils sont tué les prophètes.
3. Le pardon des péchés
Très souvent, Dieu est représenté comme le riche en miséricorde. La conversion du pécheur et le pardon de Dieu sont liés. Oui, le pardon de Dieu précède même la conversion de l'homme et en est la cause (Q 9,118). Les théologiens musulmans diront que la conversion efface les péchés : presque « automatiquement » selon la doctrine des Mutazilites ; « Si Dieu le veut » disent par contre les Asharites, qui, paradoxalement, ajoutent que la conversion humaine et le pardon divin s'excluent mutuellement. Quand un homme se repentit et se convertit, ses péchés son effacés ; mais sil ne le fait pas, Dieu peut malgré tout encore pardonner. En tout cas, cette même doctrine asharitique, dit que celui qui conserve dans son cœur encore « un atome de foi (musulmane) entrera dans le paradis. Le Coran aussi bien que les théologiens modernes mettent par contre fortement laccent sur la valeur des bonnes œuvres.
III. Point de vue chrétien
1. Le « péché originel »
De nos jours, la plupart des exégètes et théologiens chrétiens sont à peu près d'accord sur le sens des textes de Gen 3 et Rom 5,1-12. Ces textes ne donnent aucunement une explication scientifique de lorigine de l'homme sur la terre ni des phases de son évolution, mais ils expriment dans une histoire symbolique la conviction qui est née de l'observation universelle du mal et du péché dans le monde.
Depuis quil y a des hommes sur la terre – quelle que soit la manière dont on essaye d'expliquer les débuts de l'humanité – le péché a été présent : égoïsme individuel et communautaire, disputes meurtrières, révolte contre Dieu et ses commandements, idolâtrie… tout être humain fait en lui-même l'expérience du combat entre le bien, quil voudrait faire, et la mal, qui l'attire (Rom 7,21-25). Cette attirance du mal fait sentir son effet jusqu'au plus intime de l'humanité. Chaque enfant le porte en lui dès sa naissance. Lêtre humain ne sent pas que sa vie serait spontanément en harmonie avec la volonté de Dieu, en amitié avec lui, mais quil « hérite » d'une « nature » qui est marquée par une longue histoire de bien et de mal et particulièrement par un réseau de culpabilités personnelles, qui détériore la bonne entente et l'unité des hommes entre eux et avec Dieu ; l'Ecriture Sainte appelle cela « le péché du monde ». Cest ainsi que Paul conclut : chaque être humain, qu'il soit juif, grec ou païen, dépend de la grâce miséricordieuse de Dieu qui a été manifestée en Jésus Christ. Dans le baptême, les croyants se soumettent à la gouvernance du Christ, en qui la « puissance » du péché (en tant que « ambiance » présente avant lui et différente des péchés personnels) a été disloquée.
Le discours sur le « péché originel » ne signifie donc pas un péché personnel, qui rendrait coupable chaque être humain depuis sa naissance. Aucun texte de la Bible ni du magistère ne nous permet de parler de la transmission d'une culpabilité personnelle. Le prophète Ezéchiel proteste avec violence contre cette idée dans son chapitre 18, et Jésus reprend cette négation à son compte (Jean 9, 2-3 ; Matth. 16,27).
2. Croix et rédemption
La foi en la rédemption par la croix a effectivement produit aussi des formulations problématiques et des effets pervers dans le domaine des orientations de la vie religieuse : une certaine manière de mise à lhonneur de la souffrance (dolorisme), parfois à la limite du masochisme ; l'idéal dune obéissance toute passive ; une mentalité qui établit des comptabilités avec la justice divine ; le désir de réconciliation en subissant volontairement la punition ou en le faisant «à la place d'un autre», etc. . On pourrait aussi ranger aujourdhui dans cette catégorie certaines mises au pinacle du sacrifice suprême de sa vie que fait un leader révolutionnaire dans la lutte «sacrée» pour la justice et la libération. Il est donc indiqué de nous rappeler quelques vérités chrétiennes fondamentales.
2.1. La croix comme conséquence de la vie de Jésus
Tout d'abord, la vie de Jésus libère et sauve. Par son attitude de liberté intérieure par rapport à la loi religieuse, qui fut partiellement interprétée en opposition à la volonté originelle de Dieu et imposa à l'homme des poids inutiles (voir Mt 11,28 ; 23,4 ; Lc 11,46), et par sa fidélité à faire découvrir le véritable visage de Dieu comme un Père qui aime tous les hommes sans préalables, Jésus s'attira l'hostilité des dirigeants de son peuple. Ces dirigeants condamnèrent Jésus à mort, avec la complicité de ceux qui avaient été déçus par Jésus. Ils le livrèrent au pouvoir des Romains, qui, selon leur droit, le mirent à mort par le moyen de la terrible et classique peine de la crucifixion. La mort violente de Jésus est la conséquence interne de ce qui a inspiré Jésus durant toute sa vie.
La mort de Jésus sur la croix a semblé donné définitivement raison à ses opposants : son projet ne pouvait pas être vrai ni correspondre à la réalité, car sinon il n'aurait pas pu mourir de cette façon, abandonné par Dieu et par le monde entier. Les disciples, qui avaient cru qu'en Jésus Dieu lui-même agissait et que son Royaume était proche, furent déçus. Dieu devait sans doute être différent de celui que Jésus avait proposé.
Dès lors, si les disciples ne se fixent pas dans cette déception, mais se déclarent à nouveau comme disciples de Jésus, le Révélateur de Dieu, cest à cause du fait que leurs yeux se sont ouverts et quils peuvent désormais voir Jésus d'une façon nouvelle et, en conséquence, le rencontrer différemment.
La mort de Jésus sur la croix ne doit donc pas être considérée sans plus comme la preuve que Jésus sétait trompé, en annonçant Dieu comme amour sans condition et en se comportant en conséquence. Erhard Kunz SJ écrit à ce propos :
« La mort de Jésus peut également être comprise précisément comme une conséquence intrinsèque et profonde de cet amour même, en sorte que la vision fondamentale de Jésus nest pas disqualifiée par la croix, mais quelle est même plutôt validée par elle. Car tout homme qui aime et qui est bon pour un autre, sans demander des préalables qui détermineraient comment cet amour et comment cette bonté devraient être manifestés, demeurera auprès de cet homme, sans tenir compte des circonstances différentes, montrant son attachement à l'autre même quand – et surtout quand – l'autre est en danger. Celui qui aime à la manière de Jésus ne fuit pas la souffrance ni ne lévite, mais il y participe, en montrant sa sympathie, le sens littéral de « compassion, souffrir avec ». Dans un monde plein de danger et de misère, lamour conduit à la souffrance (cf. Lc 10,30-37). Ainsi, l'amour tel que le comprenait Jésus ne se sépare pas de ceux qui sont tombés dans le mal. Il supporte le mal et cherche à le vaincre par le bien. En souffrant l'injustice et la violence sans s'aigrir, un tel amour rompt le cercle vicieux de la loi du talion (« œil pour oeil » !). Confronté à une sorte d'amour qui ne rend pas les coups, le mal s'arrête. Donc, l'amour est vainqueur du mal. Dans un monde mauvais, l'amour conduit donc à souffrir de la violence injuste, et, dans le cas extrême, à souffrir une mort injuste (cf. Mt 5,38-48).
Si Jésus veut porter un témoignage convainquant de ce que Dieu est amour inconditionnel et illimité dans un monde de souffrance et de mal, il ne peut éviter de subir la violence injuste. Ainsi, la confrontation avec le danger et la violence n'affaiblissent pas la vision fondamentale de Jésus mais au contraire, elle est la manière avec laquelle, dans notre monde, l'amour inconditionnel doit habituellement se réaliser. Le bien auquel l'amour aspire ne peut être atteint dans notre monde que par la compassion et par la souffrance qui vainc le mal. Ce nest que lorsque le grain de blé tombe dans la terre et qu'il meurt qu'il peut porter du fruit (Jn 12, 24). Vue ainsi, la mort de Jésus sur la croix n'apparaît pas comme une fin fatale, montrant que tout ce qui a précédé était une pure illusion, mais comme l'accomplissement nécessaire du ministère de Jésus. Par sa souffrance et sa mort, Jésus aime à l'extrême (Jn 13,1).(4)
2.2 Seule la résurrection confère à la mort de Jésus une signification rédemptrice
En ressuscitant Jésus d'entre les morts, Dieu confirme la signification profonde quil avait donnée à la vie et à la mort de Jésus. Sil la ressuscité de la mort à la vie, il le rend présent dans la vie de tous les hommes de tous les temps. Ainsi le sens de la vie et de la mort de Jésus nous devient présente et agissante comme « quelque chose de contemporain ». Parce que Jésus vit et est présent en Dieu comme le Ressuscité, il peut encore maintenant – comme dans sa vie antérieure à la résurrection – dispenser aux hommes lamour miséricordieux de Dieu. Ressuscité, il a le pouvoir de libérer du péché et de la mort. Aussi chaque personne est rachetée, dans la mesure où elle accepte d'entrer dans la vie de Jésus, à savoir, avec lui et en lui, de vivre la même fidélité à la vérité, qui vient de Dieu, d'aimer les frères et les sœurs jusquà donner sa vie et de pardonner sans condition aux opposants et aux ennemis. De cette manière, la chaîne de la haine est rompue, qui ligote et emprisonne le malfaiteur et la victime sous le même joug. Bref, par la résurrection de Jésus, Dieu rend l'amour vainqueur de la haine.
Jésus est Seigneur, Sauveur et Rédempteur par sa résurrection, qui transforme sa vie exemplaire et sa mort en une puissance de libération des liens du péché et de la mort et ouvre les hommes à la possibilité dentrer dans la vie du Fils de Dieu.
En conséquence, nous pouvons dire avec l'Ecriture Sainte : Jésus n'est pas seulement mort « à cause de nos péchés », à savoir comme victime de malentendus largement médiatisés, de l'égoïsme et de la haine, qui nous accompagnent toujours, mais il est mort « pour nous pécheurs », à savoir afin de nous ouvrir le chemin de la libération de nos péchés et nous donner la force et la grâce en vue de cette libération.
2.3 La réflexion des premiers chrétiens sur la vie et la mort de Jésus
Les disciples de Jésus, des femmes et des hommes, sont totalement surpris pas la résurrection. Après quils eurent constaté et interprété la débâcle et l'échec définitifs de ce prophète, ils furent subjugués dans lEsprit Saint par l'expérience de la présence de Jésus ressuscité. Voilà qu'ils annoncent maintenant qu'il est « Seigneur et Rédempteur ». Il est tout naturel qu'ils cherchent maintenant une explication pour sa mort scandaleuse. Ils sont aidés par des schèmes de pensées qui leurs sont familiers par leur culture biblique. Ainsi le thème du témoin ou du martyr, qui, dans son don total de lui-même manifeste sa fidélité à la mission que le Père lui a donnée (Jn 10,18 ; 18,37 ; cf. Ac 1,5 ; 3,14 ) ; le thème du serviteur souffrant, qui meurt pour les péchés de son peuple (Is 50,5-8 ; 53,1-12) ; le thème du rédempteur : c'est Yahweh, le goël, qui « rachète » son peuple, en le délivrant de sa servitude en Egypte, en le « rachetant » pour être son propre peuple (Ex 6,6-8 ; cf. 2 Sam 7,23 ; Jr 31,32 ; et finalement, le thème du sacrifice spirituel: Il soffre lui-même et prend ainsi la place de toutes les victimes innocentes (Heb 7,27 ; 9,12 . 26. 28 ; 10,1,. 12-14 ; cf. Rom 6,10 ; 1 Pi 3,18).
Cet effort des premiers chrétiens de faire comprendre la mort de Jésus à la lumière de sa résurrection sest concrétisé dans les divers écrits du Nouveau Testament. Le vocabulaire de la tradition chrétienne s'est élargi à partir de cette réflexion, de lhébreu au grec, au latin et aux autres langues et leurs cultures respectives : martyre, témoignage, rédemption, rachat, satisfaction, sacrifice, victime, réconciliation, représentation.
2.4 Théologie de la rédemption
Les théologies de la rédemption, s'appuyant sur ce vocabulaire et le détachant en partie de ses racines bibliques, se sont servies des contextes culturels de leur époque, en faisant spécialement attention aux catégories juridiques qui sont chères au monde latin. Cest ainsi que sest développée :
1. La théorie de la sanction (les pères latins, Augustin (354-430)). Le péché exige une sanction qui est « de même valeur » que le délit. Le Christ prend sur lui la sanction et nous rachète, en payant la dette qui correspond à la justice divine. Certains pères vont jusqu'à dire que le Christ a payé la dette au diable, qui avait pris possession de lhomme.
2. La théologie de la substitution ou de la satisfaction (Tertullien (160-220), en lien avec le droit romain ; saint Anselme de Canterbury (1033-1109), en lien avec le droit germanique) : le péché est une faute contre Dieu. Comme Dieu est infini, la faute exige une réparation infinie. L'homme, être fini, nest pas capable de le faire ; aussi, Dieu, dans son amour, offre un moyen : il substitue son propre Fils pour l'homme. Ainsi le Fils peut satisfaire à la justice divine.
3. Au Moyen Age, les grands théologiens, en particulier Thomas d'Aquin (1225-1274), vont proposer le dessein d'amour, qui fait partie de la rédemption. Dieu aurait pu pardonner directement les péchés. Mais pardonner aussi facilement signifierait quil n'accorde pas aux hommes une grande valeur. Dieu a voulu faire participer les hommes à son salut et à son pardon, d'abord dans le Christ, l'homme véritable, et puis dans chaque être humain. Chaque être humain est à même – élevé « surnaturellement » par la grâce dans la vie du Christ – par la foi et la conversion, par sa vie et sa mort en obéissance, de collaborer à l'achèvement de sa rédemption.
Retenons de ces théologies l'effort pour tenir compte du caractère aggravant du processus de la rédemption (théorie de la sanction), le fait que le Christ a pris sur lui une humanité pécheresse et quil en accepte les conséquences (substitution), la contribution de l'homme à son salut (mérite), le don de sa vie, librement, par le Christ (sacrifice). Nous pouvons cependant nous passer de leurs cadres juridiques. Mais surtout, il ne faut pas que nous séparions la mort de Jésus sur la croix de la vie et de la résurrection de Jésus.
IV. Les chrétiens répondent
Le péché originel n'est pas une faute ou un péché personnel hérité d'Adam. Le péché originel signifie la situation générale défectueuse qui règne dans le monde à cause des péchés et qui est le lot de tout homme dès le début. Le péché lui-même est un acte personnel et chacun est responsable pour lui-même. En même temps, personne ne peut ignorer sa tendance au mal et les mauvaises influences qui peuvent nous tenter dans le sens du mal. Le péché a également des effets sociaux. Il renforce la puissance du mal dans le monde.
La mort sur la croix de Jésus est un fait historique, que l'on ne peut pas raisonnablement nier. Je pense cependant que je peux comprendre les raisons qui amènent le Coran a la nier : Il le fait pour mettre bien en lumière la bienveillante providence de Dieu pour les siens. Aussi faut-il mettre en évidence que, d'après la foi chrétienne, Dieu na pas abandonné Jésus sur la croix, mais il la ressuscité des morts et a transformé sa mort en gloire.
De plus : cest faux que Dieu « a livré Jésus à la mort », comme pour jouer le texte dune pièce de théâtre, dans laquelle les participants sont des marionnettes qui jouent leur rôle. Jésus a été condamné à mort par les hommes à cause de son attitude, sa vie durant, vis à vis de Dieu et vis à vis de la loi. Il a été victime des puissances du mal : la haine, l'injustice, la jalousie, l'égoïsme… des puissances qui continuent à marquer notre monde de leur emprise.
Avec insistance le Deuxième Concile du Vatican a déclaré que, en fin de compte, c'est le péché des hommes qui est responsable de la mort de Jésus. Le Concile s'est refusé de désigner comme responsables du rejet et de la mort de Jésus les descendants des juifs contemporains de Jésus ou même tout le peuple juif du passé et du présent.
La rédemption n'est donc pas l'apaisement d'un Dieu vengeur, qui, pour rétablir son honneur blessé, exige le sacrifice d'un innocent qui satisferait pour les coupables. La rédemption se réalise en ceci que Jésus, dans sa vie, sa mort et sa résurrection, révèle activement l'amour miséricordieux de Dieu. Par l'exemple de lUnique, qui donne sa vie pour ceux qu'il aime (cf. le mot arabe al-fidâ, qui se traduit dans l'Orient arabe par rédemption), il offre aux hommes la communauté de vie avec Dieu et il leur donne la capacité de vivre de lamour.
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- (3) Mohamad Arkoun (né en 1928 en Algérie), professeur dhistoire des idées et de la culture islamique à luniversité de la Sorbonne à Paris ; Nasr Abu Zaid (né en 1943 en Egypte), professeur en science islamique à Leiden.